Le pic du phosphate

Si la dernière goutte de pétrole sera extraite en 2150 dans l'Est de d'Arabie Saoudite, le dernier gramme de phosphate le sera vraisemblablement à Khouribga au Maroc dans moins de 90 ans. En août dernier, le physicien Patrick Déry a appliqué la technique de linéarisation de Hubbert (qui a formulé le concept de "pic du pétrole") aux données fournies par le United States Geological Survey, résultat : le pic du phosphate aurait eu lieu en 1989! Il est passé inaperçu à cause de l'effondrement du bloc soviétique (traduit par une baisse drastique de la demande entre 1990 et 1993). Aujourd'hui, les premières tensions apparaissent (enfin) sur le marché ; certains agriculteurs australiens et brésiliens ont été obligés cette année de retarder les semis par manque d'engrais... Les experts s'inquiètent maintenant de la rareté du phosphate qui, contrairement au pétrole, est irremplaçable. Il peut seulement être recyclé, mais il faut pour cela retraiter les excréments animaux et humains pour en nourrir les sols... bonjour la logistique! Le physicien Isaac Asimov a démontré que le phosphate est un élément minéral unique, parce que sa concentration moyenne dans les organismes vivants est huit fois plus élevée que sa concentration dans les sols. Asimov lui a même décerné le titre enviable de "life's bottleneck" (goulot d'étranglement de la vie). Comment expliquer alors l'atonie des cours du phosphate brut de 1989 à 2003? Ce prix est avant tout déterminé par les anticipations des acteurs en présence : une alliance entre l'Office Chérifien des Phosphates (qui contrôle 47% du marché de l'acide phosphorique et 22% des engrais phosphatés) et un consortium de huit entreprises américaines baptisé PhosRock concentrerait plus de 60% des réserves mondiales ; cette possibilité d'une entente américano-marocaine a un effet dissuasif qui prive les autres pays producteurs du pouvoir de piloter les prix. Par ailleurs, les investissements dans le secteur phosphatier ont été gelés ces dernières années par l'annonce de l'exploitation à partir de 2010 d'un gisement géant dans le nord de l'Arabie Saoudite (qui pourrait fournir jusqu'à 8% de l'offre mondiale). Or en 2020, la production agricole mondiale - poussée par la démographie et les biocarburants - aura bondi de 33%, entraînant dans son sillage la consommation d'engrais. Si le phosphate a longtemps détenu la palme de la "matière première la moins sexy de la planète", la situation semble en passe de changer. Pour le Maroc, dont le sous-sol renferme plus de 40% des réserves mondiales, un trend haussier durable sur le phosphate brut est une bonne nouvelle. Cela devrait aider l'OCP à se réformer (son ratio dette sur capitaux propres avoisine aujourd'hui les -400%). En maintenant un programme d'investissement de 4 milliards de dollars d'ici 2015, l'OCP ambitionne de faire du port de Jorf Lasfar une technopole mondiale du phosphate, une plateforme industrielle dans laquelle les investisseurs étrangers pourraient exploiter des unités de productions livrées clef en main (500 ha dédiés à l'industrie lourde). Sans oublier que d'après l'Agence Internationale de l'Energie Atomique, les phosphates marocains recèlent près de 7 millions de tonnes d'uranium. Mustapha Terrab (OCP) et Anne Lauvergeon (Areva) viennent de signer un accord de coopération minière. Le cours de l'uranium a été multiplié par onze depuis 2002.